Articles universitaires

La fanfiction, un commentaire critique d'une oeuvre

Posté sur le blog de l'université de droit de Chicago le 19 septembre 2006

Convergence Culture And Fair Use

Par Randy Picker

[Dans son livre, Convergence Culture], Jenkins encourage (p.190) à une reformulation du fair-use pour légitimer les écrits populaires, la publication de textes critiques à titre gratuit et des histoires qui commentent le contenu des médias. Mais il veut clairement aller encore plus loin, car il indique aussi que la plupart des fans ne sont pas tant intéressés par la production d’un travail particulièrement susceptible d’être protégé par cette règle (comme la parodie ou le commentaire critique du genre de The Wind Done Gone), mais veulent plutôt écrire sur les embrassades de Ron et Hermione. Cela dit, Jenkins estime que des détenteurs du copyright doivent être protégés de leurs concurrents commerciaux.

Je me suis plus particulièrement intéressé aux affirmations de Jenkins sur la relation entre les droits de propriété intellectuels et le bien-fondé de leur status.

Jenkins affirme que les détenteurs de la propriété intellectuelle essaient d’utiliser ces droits pour décider de ce qui fait autorité. Je pense que c’est probablement vrai mais ce qui fait autorité est de toute façon liée de façon organique à l’auteur lui-même. Et je n'ai pas l'impression que Jenkins ait donné d'exemples où les fans se sont substitués à la version de l'auteur. C'est pratiquement une question de parts de marché. Dans un monde sans fan fiction, Rowling possède 100% du marché de la création de Harry Potter. Avec la fan fiction, sa part est réduite, même si elle reste dans les plus de 90%. Ce n'est pas simplement une question de nombre de mots écrits -- les fans peuvent rapidement surpasser l'auteur original -- mais une question de répartition de lecture et de notoriété. Chaque fan aura lu HP VII, mais quelle fraction d'entre eux connaitra un texte sur Potter non-officiel ?

Le droit de la propriété intellectuelle importe ici dans le sens que, si les concurrents commerciaux pouvaient écrire des histoires de Harry Potter, un texte non-Rowlingnien pourrait faire l'affaire. Une maison commerciale emploierait un auteur professionnel et mettrait toute sa force de vente derrière l'histoire. Cela ferait comme Lucasfilm avec ses soixante best-sellers, sauf que qu'il y aurait davantage de concurrence. Mais je ne pense pas que le copyright prenne le contrôle du canon au détriment des fans. Les textes des fans n'ont pas assez de notoriété pour devenir canoniques.

Qu'en est-il du fair use ?

Il est difficile de savoir si la fiction de fan concurrence les histoires officielles, et je pense que Harry Potter et le Star Wars témoignent des deux extrèmes. Le canon de HP est assez réduit et chaque histoire de Rowling est ardemment attendue (je ne sais pas comment se sont vendus les livres parallèles). Les auteurs de fanfiction seront des premiers à se presser pour acheter HP VII. Par contre, aux yeux d'un néophyte, l'univers étendu de Star Wars parait assez large. A partir du moment où vous n'allez pas tout lire, il me parait moins évident de savoir si vous allez plutôt lire des histoires officielles ou officieuses.

On peut généraliser ces cas. Quand il n'y a pas de cessions de droits pour prolonger l'histoire, il semble peu probable que la fan fiction concurrence les textes autorisés ou le marchés des produits dérivés. Ainsi Rowling a cédé ses droits pour les films, mais elle n'a pas - encore - mis en place d'univers étendu de Harry Potter. Lucasfilm l'a fait et, dans ce contexte, la fan fiction peut concurrencer ces versions officiellement autorisées et constituer des occasions manquées pour les licences.

Je pense que c'est compatible avec la façon dont la Court Suprême a abordé la question dans le cas Campbell. Dans cette affaire, le groupe 2 Live Crew, en vue de produire une nouvelle version de Roy Orbison’s Pretty Woman, ont cherché à en obtenir les droits. Quand on le leur a refusé, ils l'ont fait quand même avec leur parodie rap Big Hairy Woman. Pour prendre en compte les conséquences sur le marché de cette utilisation pour la version originale, la Cour a ordonné à la juridiction inférieure de revoir leur jugement en évaluant l'impact qu'aurait eue une version rap autorisée (je pense que mon interprétation de ce cas diffère de celle de de Rebecca Tushnet dans ses travaux (EN) sur la fanfiction). Plus des droits de créer des suites seront concédés à de nouveaux auteurs, plus il est probable que la fanfiction entre en compétition avec les textes autorisés.

Des questions restent ouvertes. Comme Jenkins le décrit (p.150), Lucasfilm a été très agressif dans la tentative de mettre fin aux histoires érotiques impliquant des personnages de Star Wars. (Je ne suis pas allé voir mais je suppose qu'en permutant et combinant Han/Leia/Luke/Chewie, on peut proposer une gamme complète de variations). Cela ressemble à de la parodie dans le sens où nous supposons que c'est en contradiction avec ce que l'auteur serait disposé à écrire, mais cela s'en éloigne car on ne peut pas considérer cela comme un commentaire critique du texte original. Or la parodie permettrait de rendre possible, dans le cadre du copyright et du fair use, ce qui ne serait pas volontairement autorisé.

Finalement, même si nous étendons la protection du fair-use à la fiction non parodique, nous n'allons pas pour autant étendre cette protections aux sites internet qui publient ce contenu. Il y a l'affaire Michigan Document Services où une décision, très contestée sans doute, du Sixth Circuit (NdT : Cour d'appel commune à plusieurs Etats) a décidé qu'un service de reprographie ne pouvait se prévaloir du fair use, même si les étudiants l'auraient pu s'ils avaient fait leurs copies eux-même. Nous devons donc distinguer les fan de leur hébergeur, ce dernier profitant souvent de revenus. On peut s'inspirer utilement de cette décision. Le site Sugar Quill a installé des pubs google. La version en ligne du Daily Prophet quant à lui, a une organisation de type 501(c)(3), reçoit des donations et n'a pas de publicités (enfin, pas des vraies : il y en a une pour le Hover 6000, le balai le plus chaud de l'année). Par l'intermédiaire de ses publicités, Google permet à chaque site ayant une fréquentation significative de transformer facilement ses gros yeux ronds en dollars.

[And were that not enough, beyond fair use, there are important issues regarding how the Internet service provider safe harbors (set out in 17 USC 512) would apply to the hosting services. I think that that is tricky, though again, displaying advertising in connection with a display of the fan fiction may forfeit the safe harbor. (On that compare, Fred von Lohmann’s analysis of YouTube’s copyright position (and also note how that is evolving contractually ).)]

Fan Fiction As Critical Commentary

Confession of an Aca-Fan : 27 septembre 2006
Par Henry Jenkins

C’était la semaine des professeurs de droit : après ma conversation avec le professeur de Droit de Yale, Yochai Benkler, la semaine dernière au forum de communication du MIT, j’ai eu l’heureuse surprise de tomber sur une critique de Convergence Culture sur le blog de l’University of Chicago Law School, sous la plume de Randy Picker. Les première et seconde parties de la critique sont essentiellement un résumé détaillé, précis et positif des points clés du livre, soulignant les passages qui peuvent particulièrement servir aux personnes intéressés par les implications juridiques de la culture participative. La dernière partie, comme on pouvait s'y attendre, analyse la partie du livre qui traite de la loi sur la propriété intellectuelle et du fandom. J'ai décidé que mon billet du jour s’attacherait à répondre à quelques-uns des points clés soulevés par Picker.

Je précise que je ne prétends pas être expert en droit. Il se trouve simplement que mon épouse est diplômée en droit à l'université du Wisconsin et que nous portons un certain intérêt à ce qui a trait à la législation sur la propriété intellectuelle et l’application de la liberté d’expression. Je pense en connaître davantage que la plupart des juristes sur ces sujets, à partir du moment où cela touche la sociologie des fans et autres aspects de participation populaire sur lesquels j’ai écrit. J’aurais cependant l’audace de tenter de discuter d’un point juridique pointu avec un spécialiste en droit de la stature de Picker.

Fan fiction et fair-use

Picker écrit :

Jenkins encourage (p.190) à une reformulation du fair-use pour ‘légitimer les écrits populaires, la publication de textes critiques à titre gratuit et des histoires qui commentent le contenu des médias.’ Mais il veut clairement aller encore plus loin, car il indique aussi que la plupart des fans ne sont pas tant intéressés par la production d’un travail particulièrement susceptible d’être protégé par cette règle (comme la parodie ou le commentaire critique du genre de The Wind Done Gone), mais veulent plutôt écrire sur les embrassades de Ron et Hermione. Cela dit, Jenkins estime que des détenteurs du copyright doivent être protégés de leurs concurrents commerciaux.

Laissez-moi citer plus précisément ce que je soutiens page 190 de mon ouvrage :

Personne ne peut affirmer de manière catégorique si la Fan fiction est protégée ou non par l’application du fair-use tel qu’il est actuellement défini. La législation de la propriété intellectuelle ne traite tout simplement pas de l'expression créative amateure.

La prise en compte de l’intérêt général par le biais du fair use – comme le désir de garantir le droit des bibliothèques de faire circuler les livres ou des journalistes à reproduire des extraits ou des universitaires à citer d'autres chercheurs – a toujours été conçu dans l’optique d’utilisateurs ayant une légitimité particulière et non pas pour le large public de la culture de masse.

Notre notion actuelle de fair-use est le produit d’une époque où peu de personnes avaient accès au marché des idées et où ces dernières appartenaient à des groupes professionnels précis. Cela demande à être revu en profondeur maintenant que nous développons des technologies qui facilitent la production et la circulation des produits culturels. Les juges savent traiter les affaires concernant les professionnels de la production et de la distribution culturelle ; ils ne savent que faire des amateurs ou les personnes qu'ils considèrent comme tels.

Pour moi l'expression "le droit du public à participer à la culture" est le concept clé sur lequel se base l’argumentation soutenue dans mon livre. Si j'avais mon mot à dire, ce droit à la participation deviendrait une doctrine juridique aussi importante pour le 21ème siècle que le respect de la vie privée l’a été pour la fin du 20ème. Je soutiens, ailleurs dans le livre, qu'un droit de participation pourrait découler des droits énoncés dans le Premier Amendement : le droit de participation inclurait le droit de réagir de manière significative aux éléments essentiels de votre culture. Dans cette logique, je pourrais aller au delà de notre interprétation actuelle du fair use.

Le point clé ici est que je considère toutes, ou au moins la plupart, des fan fictions comme une certaine forme de critique des textes originaux sur lesquels elles sont basées -- une critique d'interprétation et de commentaire à défaut d'être négative sur le contenu. N'étant pas un spécialiste du droit, j'ai eu du mal à élaborer une définition plus précise de ce qui constitue le commentaire critique dans l'optique du fair use. Je serais intéressé si un lecteur pouvait en fournir une dans le cadre de cette discussion.

Pour le moment, je me base sur ce que je comprends en tant que personne qui travaille sur la notion de critique. J'ai parcouru un certain nombre de guides publiés par des universités de Lettres reconnues qui indiquaient comment écrire des notes critiques. Ce qu'elles semblaient avoir en commun est ceci : un essai critique est avant tout une interprétation du travail en question, ce qui comprend la mise en discussion de certaines propositions qui doit s'appuyer sur certains types de preuve -- interne (tirées du travail lui-même) ou externe (tirées des textes secondaires qui circulent autour du travail). Tous précisent que le commentaire critique peut, en fait, signifier son accord avec les idées incluses dans le travail original aussi bien que les contester.

Le bécotage : un commentaire critique

Mon développement sur le commentaire critique se poursuit dans mon ouvrage :

Le résultat paradoxal [de la loi sur la propriété intellectuelle actuelle] est que les productions hostiles aux créateurs originaux et qui critiquent le plus explicitement l'oeuvre de base peuvent se jouer plus facilement de l'application du copyright que les productions qui approuvent les idées sous-tendues dans le travail original et qui cherchent simplement à les prolonger dans de nouvelles directions. Une histoire où Harry et les autres étudiants se révoltent jusqu'à renverser Dumbledore en raison de sa politique paternaliste est susceptible d'être reconnue par un juge comme une déclaration politique et parodie, alors qu'une production qui imagine Ron et Hermione se rencontrant à un rendez-vous amoureux est assez proche de l'original pour que son statut de critique soit moins clair et est susceptible d'être considéré comme une infraction.

Ainsi, oui, je suis préoccupé par les histoires où les personnages se tiennent la main ou se roulent une pelle et pas simplement par ceux où des personnes de même sexe finissent dans le même lit ou celles où l'histoire est raconté du point de vue de Vous Savez Qui. Cela constitue la nature même de la culture des fans : les fans écrivent des histoires parce qu'ils veulent partager la vision qu'ils ont des personnages, de leurs relations, et leur univers ; ils écrivent des histoires parce qu'ils veulent jouer avec des interprétations alternatives ou examiner les nouvelles possibilités qui ne seraient autrement pas exprimées si on s'en tenait à la matière canonique. Ces interprétations font l'objet de discussions : en effet, les fans passent beaucoup d'heure à discuter des interprétations alternatives des personnages qui apparaissent dans leurs histoires.

Les histoires de fan ne sont en aucun sens simplement des "prolongements" ou "suites" ou "épisodes supplémentaires" de la série originale. À la différence des essais critiques modèles présenté par les diverses universités de Lettres, les analyses sur les ouvrages s'expriment non pas par une argumentation non-fictionnelle mais plutôt par la construction de nouvelles histoires. Tout comme des rédactions littéraires emploient le texte pour répondre au texte, la fan fiction emploie la fiction pour répondre à la fiction. Cela dit, il n'est pas difficile de trouver toutes sortes d'argumentation au sujet de l'interprétation élaborée par la plupart des productions de fan. Une bonne histoire de fan met en référence les événements ou des extraits des principaux dialogues pour soutenir son interprétation particulière des motifs et des actions du personnage. Il y a certainement de mauvaises histoires qui ne creusent pas profondément les personnages ou qui reviennent sur des interprétations assez banales mais, la dernière fois j'ai regardé, la définition du fair use est purement fonctionnelle (ce que l'auteur tente de faire) et non esthétique (si les productions sont bonnes ou non d'un point de vue artistique).

La fan fiction extrapole plus largement au delà de ce qui est explicitement énoncé dans le texte que ne le font la plupart des essais critiques conventionnels et peut inclure l'appropriation et la transformation actives des personnages tels qu'ils sont présentés mais, même ici, je soutiens que le fait de situer les personnages dans un contexte historique différent par exemple ou le faire évoluer dans un autre genre est une manière de montrer les habitudes ancrées des personnages et la manière dont ils restent les mêmes (ou deviennent radicalement différents) quand ils évoluent dans un temps et un endroit différent. La fan fiction est spéculative mais cela ne signifie pas qu'elle n'est pas fondamentalement interprétative.

Ailleurs, j'ai prétendu que la fan fiction émerge d'un équilibre entre la fascination et la frustration. Si le travail original ne fascinait pas des fans, ils ne s'investiraient pas dedans. S'il ne les frustrait pas à un certain niveau, ils ne ressentiraient pas le besoin d'écrire de nouvelles histoires -- même si la frustration est basée sur une quantité insuffisante de texte. Dans la plupart des cas, la frustration prend la forme de quelque chose qu'ils changeraient dans l'original -- un personnage secondaire qui a besoin de plus de développement, un élément de l'intrigue pas assez exploité, une contradiction idéologique qui doit être discutée. Et en ce sens, la fan fiction critique souvent l'original dans le sens implicite qu'elle exprime son intérêt à propos de l'histoire racontée.

Concurrence commerciale

Comme souligne Picker, je reconnais les droits des industries créatives de se protéger contre leurs concurrents commerciaux tout en plaidant pour une définition plus large du fair use pour les créateurs de médias amateurs qui proposent gratuitement leurs productions. Comme je note dans mon ouvrage :

Avec le système actuel, parce que les sociétés commerciales savent jusqu'où elles peuvent aller et sont peu disposées à se poursuivre entre elles, elles ont souvent plus de latitude pour s'approprier et transformer le contenu médiatiques que les amateurs qui ne connaissent pas leurs droits et ont peu de moyens juridiques de les défendre quand ils le font.

Dans la mesure où ils agissent sur la fan fiction, les "droits" de propriété intellectuelle détenus par les producteurs produisent l'intimidation et l'immobilisme et ne repose sur aucune véritable doctrine juridique. Jusqu'ici, il n'y a aucune jurisprudence qui traite directement du statut de la fanfiction par rapport au fair use ou à la parodie. Malheureusement, jusqu'ici, les divers organismes juridiques, y compris l'Electronic Frontier Foundation, ont été davantage disposés à protéger les droits de Napster à faciliter les téléchargements illégaux que le droit des fans de publier des histoires qui analysent de manière critique les personnages de Harry Potter. Et un adolescent confronté à la menace d'un producteur important qui pourrait ruiner sa famille tend à laisser tomber plutôt que de prendre un avocat.

Ma distinction entre les concurrents commerciaux et la production culturelle amateur mène Picker à faire les observations suivantes :

Jenkins affirme que les détenteurs de la propriété intellectuelle essaient d’utiliser ces droits pour décider de ce qui fait autorité. Je pense que c’est probablement vrai mais ce qui fait autorité est de toute façon liée de façon organique à l’auteur lui-même. Et je n'ai pas l'impression que Jenkins ait donné d'exemples où les fans ont pris la place du canon de l'auteur. C'est pratiquement une question de parts de marché. Dans un monde sans fan fiction, Rowling possède 100% du marché de la création de Harry Potter. Avec la fan fiction, sa part est réduite, même si elle reste dans les plus de 90%. Ce n'est pas simplement une question de nombre de mots écrits -- les fans peuvent rapidement surpasser l'auteur original -- mais une question de répartition de lecture et de notoriété. Chaque fan aura lu HP VII, mais quelle fraction d'entre eux connaitra un texte sur Potter non-officiel ?

En fait, je ne dirais pas que cela s'interprète si simplement en termes de part de marché. Il est sans doute vrai que le texte commercial en aura plus que tous les textes que les fans pourront produire, d'autant plus que quiconque lit le texte d'un fan est généralement amené à lire le texte commercial qui l'a inspiré -- après sinon avant. L'oeuvre d'un fan dépend d'un lecteur qui a au moins une connaissance superficielle de l'original et on pourrait même soutenir que les textes des fans peuvent prolonger la durée de conservation de l'original en créant de nouvelles générations des lecteurs.

Canon et Fanon

Mais cela ne s'arrête pas là : je dirais même que la plupart des fans prenne le "canon", c'est-à-dire le texte officiel (dans presque tous les cas) comme base pour leurs discussions. L'auteur fait une déclaration au sujet des personnages ; l'auteur de fan fiction propose des interprétations alternatives des personnages. C'est pourquoi les fans établissent une distinction entre le canon (le texte original) et le fanon (les travaux produits par d'autres fans qui peuvent ou peuvent ne pas influer sur les interprétations suivantes).

Il y a des exemples où le canon suscite le rejet des fans, le plus souvent dans le cas où les développements de la série sont venus à l'encontre ce qui est considéré comme étant un élément fondamental à leur ressenti du programme. Les fans rejettent également le canon quand les auteurs canoniques se contredisent ou violent l'esprit de leur contrat avec les lecteurs. Je présente un exemple de ce genre dans mon livre précédent, Textuels poachers (Les braconniers textuels), sur la série, La Belle et la Bête, où certains développements de l'intrigue gâchent des éléments de la série présentés dans des épisodes antérieurs comme fondamentaux. Ces développements ont été rejetés par une importante partie du fandom. La valeur que les fans donnent au canon doit prendre en compte le contexte moral que reflète la série et ne peut être maintenue que si le producteur agit loyalement avec ses lecteurs.

Ce qui m'ennuie ce n'est pas simplement que les textes originaux exercent une certaine autorité sur les fans. C'est que les producteurs emploient cette autorité pour contrôler les interprétations des fans, normaliser certaines et en marginaliser d'autres. Dans mon ouvrage, par exemple, je mets en question la façon dont le concours officiel des films Star Wars de Lucas adopte des règles apparemment neutres qui a) n'accordent aux fans que les droits que l'entreprise ne pourrait que difficilement limiter - celui de faire des parodies ou des documentaires - et b) ont pour effet de promouvoir les oeuvres des fans masculins et rejeter les contribution de fans féminines.

Picker continue :

Le droit de la propriété intellectuelle importe ici dans le sens que si les concurrents commerciaux pouvaient écrire des histoires de Harry Potter, un texte non-Rowlingnien pourrait faire l'affaire. Une maison commerciale emploierait un auteur professionnel et mettrait toute sa force de vente derrière l'histoire. Cela ferait comme Lucasfilm avec ses soixante best-sellers, sauf qu'il y aurait davantage de concurrence. Mais je ne pense pas que le copyright prenne le contrôle du canon au détriment des fans. Les textes des fan n'ont pas assez de notoriété pour devenir canoniques.

Il est possible d'imaginer un concurrent commercial qui produirait un texte qui générerait de bonnes parts de marché -- surtout étant donné, comme Picker le remarque, la probabilité d'un marketing agressif mais aussi le fait qu'un concurrent désireux de bien faire son travail fasse des recherches afin de donner aux fans ce qu'ils veulent. Mais le nouveau texte pourrait néanmoins ne pas être perçu comme le canon et il serait jugé par rapport à l'original et vraisemblablement perçu comme une escroquerie qui gâche plutôt qu'agrémente l'expérience qu'ils ont de la série. On ne doit pas sous-estimer le degré de fidélité que les fans ressentent envers les créateurs originaux ou leur désir de se considérer comme les protecteurs de l'intégrité des travaux qui ont leurs faveurs. Il y aurait très peu d'oeuvres produites par les concurrents commerciaux qui représenteraient la même autorité culturelle, indépendamment de leur réussite commerciale.

Picker met ensuite :

Quand il n'y a pas de cessions de droits pour prolonger l'histoire, il semble peu probable que la fan fiction concurrence les textes autorisés ou le marchés des produits dérivés.Ainsi Rowling a cédé ses droits pour des films, mais elle n'a pas - encore - mis en place d'univers étendu de Harry Potter. Lucasfilm l'a fait et, dans ce contexte, la fan fiction peut concurrencer des versions officiellement autorisées et représenter des occasions manquées pour les licences.

Hmm. Ma sensation est que, dans la pratique, la fan fiction diminue rarement la quantité de contenu commercial qu'un consommateur donné va consommer indépendamment de la quantité de contenu commercial disponible. Quand les fans sont vraiment intéressés par quelque chose, ils veulent récupérer autant d'informations et d'analyses que possible. Mais j'aurais du mal à réellement prouver ceci.

Je suis cependant d'accord avec le fait que plus l'univers est étendu, moins est forte la probabilité qu'un fan donné consommera tout tout ce qui est proposé. Très peu de personnes se sont procuré la totalité des histoires liées à Star Wars ou Star Trek. Cependant, cela est également vrai pour les personnes qui n'ont pas lu de fan fiction. Et je parierais que les lecteurs de fan fiction sont susceptibles de consommer davantage de produits commerciaux que les fans de séries qui n'en lisent pas. En effet, les lecteurs de fan fiction ont un engagement plus profond avec les éléments d'origine parce que la fan fiction les amène à faire des recherches pour évaluer des déclarations contradictoires au sujet des personnages et de leurs motivations.

Critique érotique

Il continue :

Comme Jenkins le décrit (p.150), Lucasfilm a été très agressif dans la tentative de mettre fin aux histoires érotiques impliquant des personnages de Star Wars. (Je ne suis pas allé voir mais je suppose qu'en permutant et combinant Han/Leia/Luke/Chewie, on peut proposer une gamme complète de variations). Cela ressemble à de la parodie dans le sens où nous supposons que c'est en contradiction avec ce que l'auteur serait disposé à écrire, mais cela s'en éloigne car on ne peut pas considérer cela comme un commentaire critique du texte original. Or la parodie permettrait de rendre possible, dans le cadre du copyright et du fair use, ce qui ne serait pas volontairement autorisé.

Là encore, nous revenons à une notion clé que j'ai identifiée plus haut : pour moi, toute la fan fiction constitue une forme de commentaire critique sur les textes originaux. De fait, la fiction érotique semble le plus souvent être écrite dans l'optique de faire une critique sur le choix du genre et de la sexualité proposés dans les travaux originaux. C'est ce qui distingue l'art érotique des fans d'une grande partie de la pornographie qui circule dans notre culture : ce n'est pas du sexe anonyme ; le sexe est utilisé comme véhicule pour étudier la psychologie des personnages et, en tant que tel, est la forme de fan fiction la plus critique du texte original. L'art érotique des fans fait plus que commenter le texte original : les motivations sont clairement multiples mais il y a peu d'art érotique de fan qui ne soit pas également un commentaire critique d'une façon ou d'une autre.

Conclusion

Ce fut une discussion juridique fascinante. Cependant, ainsi que je l'indique dans mon ouvrage, j'ai tendance à penser que c'est parce que c'est dans leur intérêt économique que les entreprises vont assouplir leur politique envers la fan fiction. Cela commence déjà à se produire dans la plus grande discrétion. Les "autorités en la manière" ont reconnu que les fans étaient profitables dans le sens où ils encourageaient l'intérêt pour l'oeuvre et augmentaient leur part de marché plutôt qu'il ne la diminuaient. Je soutiens souvent que les fans peuvent être considérés comme appréciant leur série télévisée préférée de deux manières : non seulement ils l'aiment mais aussi ils lui donnent de la valeur en s'investissant de manière créative et émotive. Ils effectuent le travail invisible qui est de plus en plus pris en compte par des producteurs de médias. En effet, nous voyons de plus en plus de studios qui laissent se développer la fan fiction, voire la favorisent activement.

La conséquence sera une libéralisation de la fan fiction à court terme. Cela aidera-t-il ou non à régler les problèmes juridiques à long terme ? Vont-ils nous donner libre accès à leur cour de récréation durant une période et puis changer d'avis et nous l'interdire de nouveau ou nous demander de payer pour ça ? La loi laisse la porte ouverte à toutes les options.

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Dernière modification de la page : 16/12/2022