Le scénario
A présent que vous êtes en main de tous les éléments constitutifs de votre histoire, il va s'agir de les ordonner et de les agencer de manière à obtenir une série d'événements cohérents, vraisemblables et liés les uns aux autres. Comme je le disais plus haut, raconter une histoire revient à partir de la situation A et de dérouler le fil qui a permis d'aboutir à la situation B.
Bien sûr, libre à vous de "dérouler ce fil" dans le sens que vous jugerez le plus utile et pertinent. Une histoire ne suit pas toujours un développement linéaire ; elle peut comporter des ellipses, des flash-back, etc. Néanmoins, certains éléments reviennent assez fréquemment pour qu'il vaille la peine de les mentionner.
L'intrigue
Il ne me semble pas inutile de commencer par donner quelques définitions, afin de lever toute ambiguïté sur ce qui va suivre :
fiction
: elle comprend tous les éléments que nous avons abordés plus haut : l'histoire, l'univers dans lequel elle évolue, les personnages qui la provoquent, le temps, l'espace...intrigue
: elle est la "charpente" qui va structurer la fiction en un récit cohérent, l'enchaînement des faits (ou actions) qui constituent votre histoire.action
: c'est l'unité, la cellule qui s'insère dans l'intrigue selon un mode et un schéma précis.
Des théoriciens ont tenté de réduire toute intrigue à un modèle universel, épuré, simple et abstrait, afin de déterminer leurs points communs et leurs leitmotivs. Pour ce faire, ils ont considéré les actions qui constituent l'intrigue et les ont regroupées, puis comparées, avant d'en extraire un ensemble qui formerait le "socle commun" de toutes les histoires. C'est ce travail qu'a accompli Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte
, en se basant sur les contes russes. Selon lui, ce fameux "socle commun" se composerait de 31 fonctions :
Les fonctions selon Propp
0 | Situation initiale : ouverture, présentation des personnages |
1 | Eloignement : un des membres de la famille part ou meurt. |
2 | Interdiction : le héros se voit intimer un ordre ou une interdiction. |
3 | Transgression : l'interdiction est transgressée |
4 | Interrogation : l'agresseur essaie d'obtenir des renseignements |
5 | Information : l'agresseur reçoit des informations sur sa victime |
6 | Tromperie : l'agresseur tente de tromper sa victime pour s'emparer d'elle ou de ses biens |
7 | Complicité : la victime se laisse duper et aide son ennemi malgré elle |
8 | Méfait : l'agresseur nuit à l'un des membres de la famille. Ces fonctions vont introduire le noyau central du conte. Elles peuvent néanmoins prendre à côté du méfait la forme d'un manque ou d'un désir qui engage la suite de l'histoire |
9 | Médiation ou Transition : le méfait ou le manque est connu, le héros part ou est envoyé pour y remédier |
10 | Début de l'action contraire : le héros accepte ou décide d'agir |
11 | Départ : le héros quitte sa maison |
12 | Première fonction du donateur : le héros subit épreuve, questionnaire ou attaque qui le préparent à la réception d'un objet ou d'un auxiliaire magique |
13 | Réaction du héros : le héros réagit aux actions du futur donateur |
14 | Réception de l'objet magique : le héros reçoit l'objet magique |
15 | Déplacement : le héros est transporté ou conduit près du lieu où se trouve l'objet de sa quête |
16 | Combat : le héros et son agresseur s'affrontent |
17 | Marque : le héros reçoit une marque (blessure, baiser ou objet...) |
18 | Victoire : l'agresseur est vaincu |
19 | Réparation : le méfait initial est réparé ou le manque est comblé |
20 | Retour : le héros revient | 21 | Poursuite : le héros est poursuivi et / ou agressé | 22 | Secours : le héros est secouru ou arrive à s'enfuir. | 23 | Arrivée incognito : le héros arrive incognito chez lui ou dans un autre lieu | 24 | Prétentions mensongères : un faux héros fait valoir des prétentions mensongères. | 25 | Tâche difficile : on propose au héros une tâche difficile |
26 | Tâche accomplie : il réussit |
27 | Reconnaissance : le héros est reconnu comme tel, souvent grâce à sa marque (cf. fonction 17) |
28 | Découverte : le faux héros ou l'agresseur est démasqué. |
29 | Transfiguration : le héros reçoit une nouvelle apparence : il change physiquement |
30 | Punition : le faux héros ou l'agresseur est puni. |
31 | Mariage : le héros se marie et monte sur le trône |
Je suis sûre que vous vous demandez pourquoi j'ai perdu mon temps à recopier ce tableau caduc, fastidieux et difficilement utilisable aujourd'hui. Certes, cette longue liste de fonctions que l'on peut finalement recouper et regrouper entre elles laisse un goût "d'inachevé" et ne fonctionne réellement que si on l'applique aux contes, voire aux mythes et aux légendes. Il en ressort cependant un fait important : toute cause a son effet, et un événement découle d'un autre. Une histoire ne reflète pas forcément la vie telle que vous et moi la vivons ; pour devenir une "entité viable", elle doit se dérouler avec rigueur et cohérence. Et si vous me rétorquez que les bonnes histoires ne sont pas toujours les plus vraisemblables, je vous répondrai ceci : pour contourner les règles, il faut d'abord les connaître.
Nous venons donc de constater que cette liste était peu pratique à utiliser, tant par son caractère suranné que par sa lourdeur. C'est ici qu'entre en jeu un schéma simplifié, plus abstrait et donc plus facilement applicable car ne comportant cette fois que cinq étapes essentielles.
Le schéma quinaire
- Situation initiale : le décor est planté, le lieu et les personnages introduits et décrits
- Complication : perturbation de la situation initiale
- Action : moyens utilisés par les personnages pour résoudre la perturbation
- Résolution : conséquence de l'action
- Situation finale : résultante de la résolution, équilibre final
On voit bien ici apparaître notre situation 1 (état initial) ainsi que notre situation 5 (état final). La Complication n'est autre que l'élément qui vient perturber l'état initial et enclenche l'histoire ; cette dernière n'est jamais rien de plus que la série d'actions qui va conduire 1 à se transformer en 5. La dynamique est le processus qui effectue – ou non – la transformation. Quant à la Résolution, elle vient clore cette transformation (par l'apport d'un nouvel élément, etc.)
Point important : ce schéma n'est pas à prendre au pied de la lettre ! En effet, il existe uniquement dans le but de montrer les grandes étapes que peut comporter une histoire. A leur tour, ces étapes peuvent être fractionnées en séquences suivant un motif semblable ou pas. De même, une histoire ne passera pas forcément par les cinq étapes : certaines manqueront, ou bien elles ne seront pas traitées dans l'ordre. Par ailleurs, d'autres éléments entrent en jeu (narration, mise-en-discours) qui vont apporter à l'histoire l'originalité qui pourrait ne pas apparaître dans sa structure.
Le schéma quinaire reste cependant une aide à ne pas négliger. Par exemple, si vos lecteurs se sentent "perdus", peut-être vous faudra-t-il reconsidérer l'ordre dans lequel vous avez placé les actions, ou bien vérifier si les étapes finales sont bien présentes (dans le cas contraire, vous obtenez une fin "en queue de poisson".)
Pour terminer sur cette partie, je reviens un instant sur le terme de "cohérence" et sur ses manifestations dans l'histoire. Une intrigue cohérente sera organisée selon les trois principes suivants :
- logique : X est la cause ou la conséquence de Y
- temporalité : X précède ou suit Y
- hiérarchie : X est plus ou moins important que Y
Enfin, lorsque vous élaborerez votre intrigue dans ses moindres détails, ne perdez pas de vue la ligne directrice de votre histoire : elle est votre fil d'Ariane.
Les personnages
En tant que vecteurs essentiels de l'histoire, ils occupent une place prépondérante dans l'intrigue. Ils sont acteurs, dans le sens où ils provoquent / subissent les actions. C'est grâce à eux que ces dernières sont liées entre elles et créent un sens.
Chaque personnage doit ainsi avoir un rôle défini dans l'économie du récit.
Le schéma actantiel
On parle ici de forces agissantes, ou actants. Au nombre de six, ils participent surtout aux récits se basant sur une quête.
Sujet | Acteur principal, accomplit la quête |
---|---|
Objet | But de la quête, convoité par le Sujet ou le Destinataire |
Adjuvant | Apporte son aide au Sujet durant la quête |
Opposant | Fait obstacle, entrave la bonne marche de la quête |
Destinateur | A l'origine de la quête, charge le Sujet d'acquérir l'Objet |
Destinataire | Se voit remettre l'Objet qui lui est destiné par le Sujet |
De même que chaque acteur peut être investi de plusieurs rôles, chaque rôle peut être tenu par un ou plusieurs acteurs. Ces derniers ne sont pas forcément des êtres humains, mais peuvent être également représentés par des animaux, des idées, des concepts, etc.
Les rôles principaux
Ce schéma vaut surtout pour les histoires très courtes, ou bien pour étudier de plus près un aspect particulier des relations entre les personnages.
Patient | Affecté par le processus |
---|---|
Agent | Initie le processus |
Influenceur | A l'origine de l'état d'esprit de l'Agent ou du Patient : a provoqué en eux l'attente, la crainte ou l'espoir |
L'espace
On peut réduire l'espace à deux catégories fondamentales et opposées :
- les lieux reflétant le monde réel : afin de créer un effet de réalisme, vous devrez apporter un soin tout particulier aux descriptions et à leur degré de précision. C'est par des éléments "typiques", des noms et des informations tirées de vos recherches précédentes que vous parviendrez à ancrer votre histoire dans le "réel".
- les lieux symboliques et imaginaires : l'absence de description créera ici une dimension universelle, parabolique (ex. contes, fables). Au contraire, la science-fiction utilisera descriptions et détails en abondance pour mettre en place une illusion de réalisme. Enfin, l'épouvante et l'étrange fonctionnent sur une base réaliste, tout en laissant une porte ouverte sur d'autres possibilités en dehors de notre univers connu et rationnel.
Bien utilisé, l'espace peut se charger de sens au même titre que les autres éléments de la fiction. Des lieux divers et nombreux suggéreront l'aventure et les voyages ; réduits, ils évoqueront plutôt un huis clos. Proches ou lointains, séparés ou en continuité, urbains ou ruraux, passés ou présents, le choix des lieux n'est jamais anodin et vous pourrez jouer à l'infini sur leur(s) sens : lieux définissants les camps des personnages, étapes de la vie (ascension ou dégradation sociale, racines, souvenirs), aides ou obstacles.
Le temps
Ici aussi l'opposition entre réel et imaginaire est en œuvre. Citons les indications temporelles (calendrier, événements historiques) dont la précision renvoie au monde réel. L'uchronie, ou absence totale de marqueur temporel, est le propre des contes, tandis que le futur sera l'apanage de la science-fiction.
Votre histoire peut se dérouler sur une période de temps longue, brève, limitée, structurée par des oppositions (passé / présent, jeunes / vieux), organisée autour d'un ou plusieurs événements, voire d'une attente.
N'oubliez pas que le temps peut avoir une incidence directe sur votre histoire et motiver certains éléments majeurs tels que la vengeance ou l'amnésie.
La narration
On regroupe généralement sous ce terme les choix techniques (et créatifs) et la mise en scène, qui organisent la fiction dans le récit qui l'expose. Plus simplement, on se posera ici la question de savoir par qui et comment l'histoire est racontée.
L'instance narrative
Vous avez à votre disposition deux modes narratifs principaux :
l'histoire est racontée par un ou plusieurs narrateurs dont l'existence est reconnue à l'intérieur du récit (diegesis) -> on "raconte".
Le récit se contente de résumés et d'une visualisation moindre. Les paroles des personnages sont le plus souvent rapportées par le discours du narrateur (paroles narrativées, style indirect ou indirect libre). La subjectivité est à l'œuvre, car le lecteur est invité au sein même des personnages.
il n'y a pas de narrateur "apparent" ni de médiation ; l'histoire semble se raconter d'elle-même (mimesis) -> on "montre".
Dans ce cas, la visualisation sera importante de par l'abondance des descriptions et des détails. Les paroles des personnages sont rapportées telles quelles, sans médiation (style direct). La perspective utilisée est celle de l'objectivité ; le jugement du lecteur n'est pas influencé par le discours du narrateur.
Le narrateur remplit six fonctions principales qui, loin de s'exclure les unes des autres, peuvent au contraire se combiner :
- fonction narrative : il raconte et évoque un monde ;
- fonction de régie : il organise le discours ;
- fonction communicative : il s'adresse au lecteur pour l'influencer ou maintenir le contact ;
- fonction métanarrative : il commente le texte et signale son organisation interne ;
- fonction testimoniale ou modalisante : il exprime sa certitude ou ses doutes vis-à-vis de l'histoire qu'il raconte, ou encore les émotions que l'histoire ou son discours provoquent en lui. Ou bien il porte un jugement sur les actions et les acteurs ;
- fonction explicative : il donne au lecteur les informations nécessaires à la compréhension de l'histoire (les notes en bas de page peuvent également remplir ce rôle) ;
- fonction généralisante ou idéologique : il exprime des jugements généraux sur le monde, la société, les hommes… (morales, maximes).
Les deux formes du narrateur :
- S'il est absent en tant que personnage, hors de la fiction qu'il raconte, nous nous trouvons dans un récit. L'énonciation est masquée. Les pronoms utilisés sont il(s) / elle(s). Le temps dominant est le passé simple (à côté de l'imparfait et du plus-que-parfait). Les marqueurs temporels prendront les formes suivantes : le 14 août, ce jour-là, la veille, le lendemain, cinq jours avant, cinq jours plus tard...
- S'il est présent dans la fiction qu'il raconte, nous nous trouvons dans un discours. Les pronoms utilisés sont je / tu / nous / vous. Le temps dominant est le présent (à côté du futur et du passé composé). Les marqueurs temporels prendront les formes suivantes : aujourd'hui, hier, demain, il y a cinq jours, ce mois-ci, dans cinq jours
Les perspectives narratives ou focalisations
La question du point de vue se pose essentiellement sur "qui perçoit dans le roman" ?
On distingue trois grandes focalisations :
- externe : en apparence neutre, elle semble passer par un observateur extérieur à l'histoire. De fait, on n'a pas accès aux pensées des personnages ni à leur passé ;
- interne : les événements et les personnages sont perçus par un ou plusieurs narrateurs, qui en livrent leur interprétation ;
- zéro : le narrateur livre les faits mais aussi les pensées et les sentiments des personnages. On dit qu'il est alors omniscient.
Le temps
Quelle que soit la manière dont vous avez décidé de conduire votre récit, celui-ci mettra toujours en rapport deux espaces temporels : le temps fictif de l'histoire (quand elle se passe) et le temps de sa narration (quand elle est racontée).
Le moment de la narration : le rapport entre le temps de l'histoire et celui de la narration peuvent revêtir quatre formes :
- narration ultérieure : on raconte ce qui s'est passé avant ;
- narration antérieure : on anticipe la suite des événements. En général, on ne l'utilise que ponctuellement dans le récit, dans des rêves ou des prophéties par exemple ;
- narration simultanée : on donne l'illusion que l'histoire se déroule en même temps qu'elle s'écrit ;
- narration intercalée : il s'agit d'une combinaison des narrations ultérieure et antérieure, telle qu'on peut l'observer dans les journaux intimes.
L'ordre dans lequel les événements de l'histoire sont racontés ne correspond pas forcément à leur succession "réelle" :
- ordre chronologico-logique : la narration suit un mode linéaire et retrace exactement l'ordre dans lequel ils se sont déroulés ;
- anachronie par anticipation : on raconte à l'avance un événement ultérieur, à venir ;
- anachronie par rétrospection (ou flash-back) : on raconte après coup un événement antérieur, passé. Le flash-back a souvent une fonction explicative, il éclaire ce qui a précédé.
* L'anachronie est la perturbation de l'ordre d'apparition des événements.
(Source : Les archives de Mimi yuy)